On assiste à un retour de la logistique en ville. Les bâtiments dédiés aux activités de production, qui renvoient également à la transformation, à la distribution et au recyclage, représentent une part importante des mises en chantier chaque année. Soit un impact considérable sur le paysage urbain.
Deux projets « démonstrateurs » conçus par l’atelier Syvil tentent d’injecter la notion d’écologie dans ce processus.
Dans la dynamique métropolitaine, le couple production-distribution ne faiblit pas. Les secteurs de l’industrie et de l’entrepôt représentent d’après l’INSEE plus d’un quart des surfaces des bâtiments non résidentiels mis en chantier chaque année, soit plus que les équipements publics, plus que les commerces et plus que les bureaux. Malgré une telle proportion, ils ne constituent que 3,8 % des ouvrages confiés aux architectes.1
Le terme général « activités » regroupe les espaces de travail qui ne sont ni des bureaux ni des commerces. Les bâtiments d’activités sont les points d’étape de filières matérielles : eau, énergie, déchets, alimentation, transformation et production manufacturière. Ces activités concernent aussi la distribution de toutes les marchandises produites à distance de leurs lieux de consommation. Production et distribution sons étroitement liées. Ce qui est produit ici doit nécessairement être transporté et dispersé vers de multiples ailleurs. Appelée chaîne d’approvisionnement, la distribution est la force de projection de la production dans la ville. Elle tire les enjeux de la ville productive au-delà des contours de son urbanisation, et même au-delà de son aire métropolitaine.
La dépendance des métropoles vis-à-vis des filières logistiques globalisée est totale. A titre d’exemple, l’Île-de-France ne dispose que de trois jours d’autonomie alimentaire.2 La capacité d’autoproduction, et pas seulement agricole, des aires urbaines ayant été réduite à des valeurs résiduelles au cours du XXe siècle3, celle de drainer les flux est devenue une condition stratégique majeure dans la compétition économique mondiale entre les métropoles.4 Maintenir les productions locales encore présentes, relocaliser des pans entiers de ces filières dans l’aire métropolitaine et son hinterland, leur donner un véritable ancrage dans le paysage urbain sont des premiers pas cruciaux vers l’écologie des métropoles, leur résilience face aux crises, leur sobriété énergétique. De tels objectifs invitent à en évaluer la possibilité de mise en œuvre . Optimiser la distribution par des systèmes alternatifs apparaît dès lors indispensable pour rapprocher production et consommation, dans une relation plus étroite avec la ville.
Alors même qu’elles impliquent des infrastructures considérables, ces immenses filières logistiques sont paradoxalement invisibles aux yeux des citadins.L’avènement de la commande en ligne livrée à domicile est un exemple particulièrement parlant de la manière dont les mobilités marchandes tendent à occulter leurs effets négatifs sur les territoires : pollution, insécurité routière, congestion, bruit, urbanisation des terres. Considérer la ville productive comme le lien étroit et fructueux entre ville et production, c’est questionner ces pratiques, et mettre leurs infrastructures au centre des débats démocratique et écologique.
Le « desserrement »5 progressif des activités autour des centres urbains s’incarne dans les constructions propres à chaque étape du flux : des plates-formes de grande envergure, des « messageries » de taille moyenne et quelques espaces urbains de distribution plus compacts ,encore rares, ont pour vocation commune le groupage et le dégroupage des marchandises ne transit. Pour livrer le client final, la logistique doit regagner des « postes avancés » dans la ville, au foncier pourtant très limité. De nouvelles formes densifiées, mutualisées, miniaturisées, moins génératrices de pollution et mieux inscrites dans le tissu urbain doivent être imaginées pour négocier sa présence dans la ville.C’est sur des marges inexploitées ou en alliance avec d’autres programmes que des modèles plus mixtes, faisant cohabiter activités et habitat, restent à inventer. Ce retour à la ville des opérateurs productifs invite l’architecte maître d’œuvre à changer son regard, à adapter ses méthodes et à élargir son champ traditionnel de compétence.
Dans cette nouvelles donne, l’architecte peut retrouver un rôle de premier plan en apportant aux opérations une réelle plus-value. Sa faculté à identifier les opportunités de projet ou les adaptations du programme aux conditions du site est parfois même décisive. Dans la ville productive, faite d’alliances et de synergies, la négociation devient un atout central. Alors que prévalent les logiques de silo, l’assemblage de fonctions productives à tout autre programme (résidentiel, récréatif, institutionnel, de mobilité, etc.) sollicite une capacité d’exploration et de synthèse à la croisée des contraintes urbaines, fonctionnelles, réglementaires, environnementales et culturelles. Agencer les différents besoins permet, à l’aide de péréquation entre programmes dans les bilans, d’atteindre un équilibre économique avantageux ou de rendre acceptables — sinon désirables — des programmes d’activités par le voisinage.
Sa force d’anticipation et de proposition permet à l’architecte, au-delà du champ d’action qui lui est habituellement attribué, d’assister les maîtres d’ouvrage dans l’exploration de formes « sur mesure », renouvelant les programmes industriels trop longtemps abandonnés à des logiques génériques.
Renforcer cette faculté d’action suppose un repositionnement du rôle de l’architecte, en amont de la commande. Construire la ville productive oblige une investigation des enjeux macro- et micro-économiques du territoire, requiert une connaissance des acteurs des filières locales et constitue l’occasion de questionner profondément la commande architecturale elle-même. L’architecte se mue alors en médiateur, opérant une synthèse négociée entre collectivités et producteurs, entre ville et production. Il devient un interlocuteur privilégié pour accompagner vers la ville les opérateurs productifs, historiquement enfermés dans des logiques cloisonnées et anti-urbaines.
Le redéploiement de la logistique au cœur des villes appelle de nouvelles réponses, en prise solide avec les logiques foncières, d’aménagement et de gouvernance. Il invite aussi à la définition d’une architecture de la logistique, apte à assurer l’association tardive et désormais incontournable de l’art de bâtir aux enjeux de la production. Deux projets « démonstrateurs » illustrent cette pensée systémique et pragmatique sur les filières matérielles.
Face à la rareté du foncier dans la métropole parisienne et en réponse aux défis de la distribution urbaine des marchandises, notre atelier Syvil a accompagné en 2016-2017 le groupe immobilier Sogaris dans l’exploration d’une approche alternative pour la logistique urbaine, conceptualisée comme « Espace urbain de distribution ». Plutôt qu’une construction permanente sur un terrain donné, le Pavillon voyageur se présente comme un bâtiment temporaire, à déployer sur des sites provisoirement disponibles. Limiter le temps durant lequel les sols de la ville ne sont pas utilisés, c’est appliquer l’économie de la fonctionnalité à l’urbanisme. Un système constructif léger, à trame tripartite inégale, structure bois, sans fondations, lesté par des arbres en bacs, répond aux besoins de flexibilité du bâtiment d’activités. Il satisfait une triple exigence – architecturale, technique et économique -, notamment en ce qui concerne la qualité formelle et la faisabilité apportée aux contraintes spécifiques de démontage et remontage.
Le projet P4 — pour « pôle Paris Pantin Le Pré-Saint-Gervais », dont l’achèvement est prévu début 2020 — est l’application opérationnelle du Pavillon voyageur. Lauréat de l’appel à projets « Logistique urbaine durable » organisé par la Ville de Paris et Paris&Co, présenté avec et pour le même maître d’ouvrage, Sogaris, ce projet pionnier de messagerie de logistique urbaine prendra place à Paris sous le Boulevard périphérique, à hauteur de la porte de Pantin ; une forme de micro-Rungis. Prévu pour une occupation temporaire du site (12 ans), le bâtiment a été conçu de façon à être démontable et remontable ailleurs. P4 s’intègre à l’espace de la ville, et en recoud les chutes résiduelles. Il permet un dispositif logistique novateur plus écologique et plus compact par une mutualisation dans le temps et l’espace : un poids lourd roulant au gaz naturel (diminuant de 95 % l’émission de particules fines par rapport au diesel) décharge en une fois l’équivalent de ce que, en assurant « le dernier kilomètre », quatorze petits véhicules propres livreront aux sites de revente.
Fonctionnant 24 heures sur 24, P4 mettra en scène, côté Pantin, une chorégraphie incessante de véhicules : camions et camionnettes, triporteurs et chariots électriques. La lumière nécessaire à son activité nocturne transformera le bâtiment en lanterne urbaine. Côté Paris, une grande fenêtre permettra à ceux qui attendent le bus d’assister au ballet des marchandises qui nourrissent Paris. Les coulisses de la ville sont remises sur le devant de la scène. Et déjà, imaginer une architecture de la logistique amène à convoquer une dimension poétique nouvelles, utile et bienvenue ; condition même de la réappropriation par la ville des organes de production dont elle s’est détournée. Celle d’une esthétique sous-jacente, que l’architecte-artisan s’attache à façonner.